[5/5] Quand des éboueurs se saisissent de leur travail pour en parler et l'améliorer...

[5/5] Quand des éboueurs se saisissent de leur travail pour en parler et l'améliorer...

13.12.2019

Représentants du personnel

Et si la santé au travail passait d'abord par le fait de parler du travail, de ses difficultés réelles et des initiatives à imaginer pour l'améliorer ? C'est le postulat qu'a cherché à vérifier Antoine Bonnemain auprès des éboueurs de Lille. Ce chercheur a filmé les agents du service de nettoyage, qui ont commenté leurs propres gestes au travail, et ils ont imaginé des solutions pour améliorer leurs conditions de travail.

On l'a vu tout au long de nos articles consacrés cette semaine aux risques psychosociaux : l'ignorance du travail réel fait par les salariés, et le fait que ce travail réel ne soit pas discuté ni mis en débat mais le plus souvent escamoté au profit des seuls objectifs chiffrés, est en soi un facteur favorisant la souffrance au travail. Aussi est-il intéressant de se pencher sur les expériences qui tentent d'améliorer les conditions de travail en partant de la parole des salariés.

A l'image de ce qu'a lancé le sociologue Yves Clos dans l'usine Flins de Renault (lire notre interview sur cette "coopération conflictuelle"), Antoine Bonnemain, ergonome et psychologue du travail, a expérimenté une autre façon de réduire les risques professionnels au travail auprès des éboueurs de la commune de Lille (*). Au lieu de l'approche la plus courante (étudier l'exposition aux facteurs de risques professionnels afin de tenter de les réduire ensuite), cet enseignant du laboratoire Acté de l'université de Clermont-Auvergne a cherché, comme il le dit dans son langage de chercheur, à "favoriser le développement des ressources pratiques des travailleurs afin qu'ils fassent un travail de qualité, les salariés ayant toujours du plaisir à bien faire les choses".

Le plaisir de faire un bon travail est de nature à améliorer la santé au travail

 

C'est en favorisant ce plaisir de bien travailler qu'on améliore durablement la santé au travail, postule donc Antoine Bonnemain. Ce dernier rappelle au préalable que le travail est un lieu de conflit qu'il ne faut pas cherche à éviter, à commencer par le conflit entre critères d'appréciation du travail. "Ce conflit de critères n'est pas nouveau. Par exemple, sur une ligne de production, il y a toujours eu un conflit chez les ouvriers entre le souci de précision et le souci de rapidité", illustre l'ergonome. La qualité du travail dépend donc de l'arbitrage, qui reste pour partie irréductible à chaque individu, choisi par le salarié. Malheureusement, souligne-t-il, ce conflit de critères est généralement refoulé dans la plupart des organisations, et il demeure pour partie aveugle, non pensé, trop limité. Le chercheur a donc choisi de faire analyser le travail des collectes des ordures par les éboureurs eux-mêmes. Il a mené cette expérience dans le cadre d'une commande de la DRH de la mairie de Lille, qui souhaitait réorganiser le service de collecte non pas en imposant une réforme du haut, une fois n'est pas coutume, mais en partant du constat des éboueurs.

Les éboueurs filmés au travail, puis invités à commenter leurs gestes

L'expérimentation a d'abord concerné une équipe de 20 personnes, sur les 120 employés du service. "Les agents ont réalisé des analyses de leur travail en auto-comparaisons croisées, grâce aux vidéos montrant les gestes de leur travail lors de la collecte", raconte Antoine Bonnemain. Le chercheur confie avoir pris le temps de se faire admettre parmi les éboueurs : il a discuté avec eux, il a lui-aussi vidé les ordures lors des tournées. Ensuite seulement son équipe a filmé ces travailleurs au quotidien. Les éboueurs ont ensuite été confrontés à ces images afin qu'ils commentent leur travail et celui des autres.

 La direction a eu peur d'être débordée par les revendications, les agents ont eu peur d'être fliqués

 

D'abord méfiants vis à vis de cette expérience, suspectant qu'elle soit organisée pour les fliquer alors que la direction craignait de son côté être submergée par les revendications, les agents se sont pris au jeu. Ils ont commenté leurs gestes, et ils ont rapidement élaboré des solutions pour améliorer leur travail, que ce soit sur l'organisation de la collecte ou, par exemple, sur la façon d'éviter la présence de rats, dangereux en cas de morsure. Après un dialogue avec le directeur du service, lui-aussi sceptique au départ sur cette initiative, les éboueurs ont trouvé l'astuce : boucher le trou qui permettait d'écouler l'eau (évitant ainsi qu'elle leur retombe dessus quand la machine retourne le conteneur), mais en percer de petits trous sous le conteneur, ce qui permet à la fois d'éviter les infiltrations de rats dans les contenueurs et l'écoulement de l'eau.

Un référent métier, élu pour 6 mois, a désormais pour charge d'instruire les problèmes liés au travail 

"En les faisant discuter entre eux, on les amène à confronter leurs pratiques et leurs points de vue, ce qui enrichit les possibilités d'arbitrage de chaque salarié", résume le chercheur.  Dans un second temps, il s'est agi de transférer cette méthode, consistant à partir du travail réel, au sein du comité de pilotage qui comprend les éboueurs, les organisations syndicales, la DRH et les services techniques, avant d'instaurer durablement un tel dialogue sur l'organisation du travail grâce à un comité de suivi. Aujourd'hui, 7 référents métier ont été créés pour 130 agents. Ils sont élus pour six mois par leurs pairs, leur mission étant d'instruire les problèmes de travail avec les collègue chaque semaine, pour les traiter ensuite avec la hiérarchie.

Un contournement du jeu de postures des acteurs

Cette méthode expérimentale est en train d'être testée dans le service de la petite enfance. "Les éboueurs vont dans les crèches pour partager leur expérience, c'est quand même extraordinaire", s'enthousiasme le jeune chercheur, qui confie également que les agents ont pris l'initiative étonnante d'aller voir les habitants d'un camp de voyage pour les sensibiliser au tri des déchets afin de ne pas avoir à manipuler de charges trop lourdes tels que des moteurs déposés tels quels dans les conteneurs !

Le dialogue a changé car le cadre posé pour parler du travail a aussi changé

 

Rien, toutefois, de miraculeux dans cette expérimentation, souligne Antoine Bonnemain : "C'est l'organisation d'un cadre d'échanges qui permet de sortir des postures habituelles de la part de la direction et des organisations syndicales". Bien sûr, admet-il, l'élection d'un référent métier qui n'est pas lui-même un représentant du personnel a de quoi bousculer les organisations syndicales, et tout n'est pas simple. "Cela interroge le fonctionnement habituel du dialogue social. Dans le CHSCT, les acteurs étaient dans un jeu de postures, la direction tapant sur les élus et réciproquement. Cela a changé parce que le cadre d'expression a changé", souligne le psychologue. Si de telles expériences sont si probantes, pourquoi diable ne sont-elles pas davantage généralisées, a demandé alors un élu du personnel en évoquant l'exemple du travail du sociologue Yves Clos à renault Flins. Réponse d'Antoine Bonnemain : "Sans doute parce que l'idée que les opérateurs puissent eux-mêmes instuire les problèmes du travail afin de les soumettre à la hiérarchie reste une idée subversive par rapport à l'idée de subordination".

 

(*) Le chercheur a exposé ses travaux lors de la journée de l'Observatoire organisée sur le thème des risques psychosociaux par le réseau Cezam d'Auvergne-Rhône-Alpes, le 29 novembre à Lyon. Cet article clôt notre série publiée cette semaine sur le thème des risques psychosociaux.

 

Pour retrouver tous les articles de notre série sur les RPS
  • [1/5] L'essentiel à savoir sur les RPS, les risques psychosociaux (article du 9/12/2019)
  • [2/5] Les leviers dont disposent les CSE face aux risques psychosociaux (article du 10/12/2019)
  • [3/5] S'emparer des risques psychosociaux reste un défi pour les élus des CSE (article du 11/12/2019)
  • [4/5] La fédération CGT des verres et céramique veut "desserrer l'étau de la pression psychique au travail" (article du 12/12/2019)
  • [5/5] Quand des éboueurs se saisissent de leur travail pour en parler et l'améliorer (article du 12/12/2019, lire ci-dessus)

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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